Conçus pour faciliter l’analyse et le suivi des objectifs, les outils de mesure de la performance sont essentiels pour donner corps et dynamiser la stratégie de toute organisation. En rendant « tangibles » les effets obtenus par la mise en œuvre de politiques – par nature « intangibles » – ils fournissent une orientation claire, donnent du sens aux objectifs, et facilitent la coordination des actions nécessaires pour les atteindre.
Mais un piège se cache derrière cette apparente bonne pratique ; lorsque la stratégie se substitue à l’outil de mesure, lorsque la politique de performance est mentalement remplacée par le diktat de la mesure : c’est ce qu’on appelle le biais de « surrogation ».
Origine et applications du concept :
Introduit par une équipe de trois chercheurs de l’Université d’Atlanta (Choi, Hecht, & Tayler ; 2012), ce néologisme est vient du verbe « to surrogate » signifiant « substituer » en anglais. Et pour cause, il désigne un biais cognitif inconscient qui consiste à « substituer » l’objet de la mesure à l’indicateur utilisé pour le mesurer. Autrement, à confondre le « moyen » et la « finalité ».
Le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, en collaboration avec Shane Frederick – professeur de Marketing à l’université de Yale – ont identifié trois conditions favorisant le recours à ce type de biais :
- Lorsque l’objectif ou la stratégie est abstraite, perçue comme floue ou mal définie ;
- Lorsque l’indicateur utilisé pour mesurer la stratégie est perçu comme tangible et visible ;
- Lorsque les personnes considèrent (même inconsciemment) que l’indicateur englobe toutes les dimensions de la stratégie.
Les exemples de surrogation sont nombreux, et leurs conséquences peuvent être désastreuses. Sur le plan humain d’abord, par exemple lorsqu’on utilise un outil d’évaluation des performances centré sur un aspect de l’activité, sans rendre compte du travail dans son ensemble. On peut alors induire des disparités en termes de reconnaissance professionnelle, poussant les salariés à délaisser certaines tâches, peu valorisées, mais néanmoins essentielles à la performance globale (entraide, compilation de fichiers, partage d’expérience et capitalisation des connaissances, amélioration des procédures…). A long terme, cela peut entrainer du stress, des tensions relationnelles, et des dysfonctionnements de tous ordres.
Dans un autre contexte, un manager chargé de la « satisfaction client » peut, de bonne foi, mettre en place des enquêtes de satisfaction. Mais si, sous l’effet du biais de surrogation, le moyen (c’est-à-dire l’enquête) se substitue à la finalité (la satisfaction), les tentatives de maximisation des résultats (ex. : appels intempestifs pour répondre aux enquêtes) finiront probablement par réduire la satisfaction effective des clients, sans que l’outil de mesure ne le repère.
Enfin sur le plan financier, une centration excessive sur le « bénéfice comptable » peut amener des investisseurs cédant au biais de surrogation à appuyer des décisions financières compromettant la qualité des produits et/ou des offres de service, ruinant ainsi la création de valeur à long terme.
Comment se prémunir du biais de surrogation ?
Plusieurs travaux de recherche ont montré que le piège de la surrogation pouvait être éviter, grâce à 4 précautions-clés.
- Impliquer les personnels dits « de terrain » dans l’élaboration de la stratégie: la mobilisation de méthodes participatives permet ainsi une meilleure appropriation des objectifs et de leurs finalités.
- Eviter d’associer les indicateurs à des incitations: les résultats de l’étude de Choi et al. (2012) suggèrent en effet que les incitations (ex. : primes) augmentent la propension des personnes à se centrer sur l’indicateur source de récompense immédiate, plutôt que sur la stratégie à long terme.
- Définir plusieurs indicateurs : la même étude souligne une diminution du risque de surrogation à mesure que le nombre d’indicateurs rendant compte des différents aspects de l’objectif visé augmente.
- Utiliser des indicateurs chiffrés ET non chiffrés : l’appréciation de la performance doit aussi passer par des critères qualitatifs (observations, conformité aux règles applicables, suivi des procédures, ambiance de travail, qualité des coopérations…)
Conclusion :
Selon un vieil adage en science de gestion : « On améliore que ce qu’on mesure ». A l’évidence, le biais de surrogation montre qu’il ne suffit pas de mesurer pour améliorer, voire même qu’une mesure inadaptée peut conduire à des effets contre-productifs.
Pourtant, le piège de la surrogation n’est pas inéluctable. L’utilisation d’outils non incitatifs, intégrant la perception des collaborateurs et prenant en compte des indicateurs, aussi bien quantitatifs que qualitatifs, apportera les meilleures garanties à l’application de votre stratégie, au bénéfice de la performance globale.